Le Bon, le Laid et le Branché

    "Ne faites jamais une robe laide; il y a toujours le risque que quelqu'un la porte". (Guy Laroche)

    Le Bon, le Laid et le Branché

    Pourtant ces années semblent être celles du triomphe du laid dans la mode.

    Depuis quelque temps, ces vêtements improbables, autrefois confinés aux podiums les plus provocants, ont même atterri dans les rues, pour engloutir les branchés avec leurs volumes exagérés ou pour plâtrer les pieds des milléniaux branchés.

    Qu'est-ce qu'il y a de profond et intriguant dans le flagrant mauvais goût qui sévit dans la mode aujourd'hui?

    La marraine du "laid mais cool", celle qui a donné naissance à l'esthétique du laid, est l'intellectuelle italienne de la mode, Miuccia Prada, qui déclare: "Le laid est attirant, le laid est excitant. Peut-être parce qu'il est plus récent. Pour moi, la recherche du laid est plus intéressante que l'idée bourgeoise de la beauté. Et pourquoi? Parce que l'affreux est humain. Ça touche le côté méchant et sale des gens. Dans la mode, c'est quelque chose de scandaleux, mais dans d'autres formes d'art, c'est normal: dans la peinture et le cinéma. la laideur est à l'ordre du jour. Mais dans la mode, ce n'était pas comme ça, c'est pourquoi on m'a tant critiqué, pour avoir inventé le trash et la laideur".

    En fait, le monde de l'art a vu sa mission évoluer: de la représentation de la beauté la plus pure à la représentation de toute la gamme des émotions et des expériences humaines, compris les plus inconvenantes et même les plus banales.

    Ainsi, l'art a évolué depuis la Grèce classique, où la valeur de beau était inextricablement liée à celle du bien (Kalòs kaì Agathòs), jusqu'aux courants artistiques du XXe siècle, comme l'expressionnisme allemand, qui se concentre sur la solitude de l'homme, l'aliénation de l'individu et l'immoralité. Ou comme le Pop Art d'Andy Warhol, qui élève au rang d'art les objets quotidiens les plus banals, comme une boîte de tomates pelées ou une bouteille de Coca Cola. Parce que la nouvelle mission de l'art est de secouer les esprits et l'induire une réflexion sur la vie dans son ensemble.

    Les créateurs de mode semblent suivre un chemin similaire.

    De la révolution féministe de Miuccia Prada, qui a été la première dans le système de la mode à libérer les femmes de l'esclavage d'être séduisantes pour plaire aux autres, à la révolution visuelle d'Alessandro Michele pour Gucci qui, en mélangeant les suggestions les plus disparates, a créé une imagerie onirique dans laquelle, comme le diraient les sorcières de Macbeth "la beauté est laide, la laideur est belle".

    Jusqu'au mouvement le plus récent du Normcore, crase ironique entre Hardcore et Normal, que le New Yorker définit comme "un style personnel, une façon branchée d'être anti-tendance", une sorte de libération de la dictature des tendances.

    Un peu comme ce que nous avons vu sur le podium de Céline pour le P/É 2021, à savoir l'adoption des codes vestimentaires tout à fait normaux et souvent même disgracieux, qui rendent difficile de distinguer ceux qui suivent la mode de ceux qui ne la connaissent pas du tout.

    Et enfin, le paroxysme créatif de Demna Gvasalia pour Off White, qui a élevé les vêtements quotidiens les plus banals et les plus kitsch au rang de tendance, comme les chaussons de douche avec chaussettes en éponge ou les costumes en acétate surdimensionnés aux réminiscences est-européennes, et même les T-shirts jaunes avec le logo DHL ou les sacs Ikea transformés en icônes de la mode.

    Un vrai Warhol de la mode, voire un Marcel Duchamp ou un Piero Manzoni, qui respectivement avec l'urinoir ("Fontain" 1917) et la petite boîte ("Merda d'artista" 1961, dont un exemplaire a été vendu aux enchères en 2016 pour 275 mille euros) ont ennobli, par la vertu exclusive de leur art, des objets communs et décidément indésirables.